Anorexie mentale

J'ai envie raconter les faits, parce que ça peut aider des personnes, et que ça m'aide aussi.

L'anorexie mentale est une maladie. Une maladie sournoise, insidieuse, pleine de caprices et de paradoxes.

Je pense que les traumatismes ne viennent pas forcément de faits extérieurs qui nous ont accablé, mais peuvent venir de nous-même, de ce que l'on s'est infligé. L'anorexie fonctionne selon moi comme une maladie auto-immune : le soi qui se révolte contre le soi, l'entrée en guerre de deux entités fondamentalement inextricables. L'auto-destruction.

L'a-m (anorexie mentale) a toujours existé, mais je suppose qu'elle est aujourd'hui exacerbé par l'injonction sociétale à la minceur, par le culte du corps qui nous est inculqué dès notre naissance. Mais j'insiste, l'a-m a existé de tout temps, à toutes les époques. Les causes sont multiples, et multifactorielles, et ce n'est pas qu'une histoire de poids. Faible estime de soi, trouble de l'attachement, peur de l'abandon, peur de grandir, peur de la sexualité, traumatismes, souffrances psychologiques, sont autant de facteurs qui peuvent amener à développer l'a-m.

Flash infos : les personnes atteintes d'anorexie mentale ne se font pas forcément vomir, et ne se privent pas forcément complètement de nourriture (j'ai l'impression que dans l'esprit des gens, l'anorexique est la personne qui se fait vomir ou qui ne mange absolument rien de la journée. En général, c'est d'ailleurs faux, même si ça peut être vrai bien évidemment). L'anorexie mentale se définit par une grande peur de prendre du poids, une restriction alimentaire, et une altération de la perception de son corps. En gros.

Mon histoire avec l'anorexie mentale

Je pense que la discorde avec mon corps et la nourriture a débuté vers mes quatorze ans, en fin de collège. J'ai eu enfin mes règles et j'ai un peu perdu mon corps filiforme de pré-ado. Je ne sais pas trop comment ça c'est fait, pourquoi même cela s'est produit, mais j'ai commencé à complexer sur mon corps. J'étais pourtant mince, je m'en aperçois avec le recul, mais je trouvais mon ventre trop gros. Et surtout, je culpabilisais quand je mangeais. Je culpabilisais de prendre du plaisir à manger, c'était pour moi inacceptable. J'ai toujours aimé manger, mes parents m'appelaient "la gourmande", en comparaison avec ma petite sœur qui elle avait un "appétit d'oiseau". Et j'ai commencé à voir cette gourmandise comme un défaut, comme quelque chose qu'il fallait renier à tout prix.

L'entrée au lycée...

Je n'ai jamais été le genre de fille à avoir plein d'amis ou à parler tout fort, en fait je n'ai jamais eu confiance en moi. J'étais plutôt le genre invisible, qui avait peur d'arriver au lycée toute seule. Je me cachais derrière ma frange et je participais le moins possible. Je me souviens d'un moment, au début de l'année scolaire, où j'étais dans ma chambre, un soir, et j'ai ressenti un profond vide. J'ai l'impression, en y repensant, que ce vide, c'est un peu le point de départ de tout. J'avais l'impression que tout était vain et vide. J'avais l'impression que personne ne me voyait. Ni mes amis, ni mes parents. Émotionnellement, le lycée était très difficile à supporter pour moi. Même si en apparence j'étais tout-à-fait normale et que j'avais des amis, le soir je rentrais chez moi en pleurant. Je me sentais infiniment seule. En décalage avec le monde. C'était terrassant. Alors j'ai cristallisé toutes mes peurs et mes pensées en une obsession : le contrôle de mon alimentation.

Progressivement, j'ai basculé dans un contrôle de plus en plus extrême. Je me suis créée une bulle. Je ne me sentais plus vide car je me remplissais de cette obsession, je ne me sentais plus seule car je n'avais plus besoin de personne. Je ne voulais plus avoir besoin de personne. Je voulais me contrôler, me suffir à moi-même, pour ne plus dépendre des autres, ne plus souffrir à cause des gens, ne plus être déçue par mes relations. Dans cette bulle je me suis isolée, des autres, des émotions, de mon corps. Mes émotions étaient tellement intenses, ça m'aidait à les mettre à distance. Je pouvais enfin mettre toute mon énergie dans quelque chose : le contrôle.

Au début je voulais maigrir. Mais plus que tout, je voulais contrôler. Contrôler ma faim. Être forte. Renier les sensations primaires qui nous ramènent à notre pauvre condition d'être humain faillible. Je passais des heures à noter ce que je mangeais dans un cahier, à calculer les calories; j'avais toujours l'impression de manger trop. Je dévorais les articles sur la nutrition. Je passais des heures sur internet à me renseigner sur les aliments. Peu à peu j'ai maigris. Sans m'en rendre compte. Sans que personne ne s'aperçoive de ce qu'il se passait. En apparence je mangeais, je donnais le change à mes parents. Mais j'avais changé mon alimentation, je mangeais le moins possible, juste assez pour que personne ne me pose de question. Je n'avais plus mes règles. Mais je n'avais pas de balance, alors je ne me rendais pas trop compte. Je me disais "bon, à la rentrée j'arrête ça et je reprend du poids". Mais ce n'était plus possible. C'était l'obsession qui avait pris le contrôle sur moi.

A l'arrivée en classe de première, j'étais très maigre. Je pesais trente-huit kilos pour un mètre soixante-neuf. J'avais perdu une quinzaine de kilos en quelques mois. J'ai vécu cette année-là dans une fatigue absolue, accablante. Les moindres petites choses du quotidien me demandaient des efforts considérables. Monter les escaliers, aller en cours à vélo, réviser. Je ne me voyais plus, je n'accordais plus aucune considération à mon corps. Je me fichais de mon apparence, et j'étais très seule. L'anorexie m'avait éloigné de tout le monde. Plus j'avais faim et moins je mangeais. Plus j'étais fatiguée et moins je mangeais. Je reniais ces instincts primaires, ils me dégouttaient. Pourtant j'avais tellement faim. Tellement tellement faim. Je pensais à la nourriture tout le temps. J'en rêvais la nuit. Ma vie n'était qu'une succession d'heures qui glissaient sur moi, en attendant le repas suivant. Je mangeais à tous les repas, quatre fois par jours. Mais le moins possible. Et les repas m'angoissaient terriblement. Je ne riais plus. Mes yeux ne regardaient plus rien. J'étais éteinte, je ne ressentais plus rien, sauf la colère et la tristesse. L'hiver, j'avais si froid. Je me souviens que j'enfilais un t-shirt de ski, un autre t-shirt et deux pulls, en dessous de mon manteau. Et quand je rentrais chez moi, je me précipitais devant la cheminée.

Cette année-là, c'est sans aucun doute la pire de ma vie. J'étais morte de l'intérieure, glacée, figée dans un corps d'enfant. Ma mère semblait enfin me voir, elle m'avait envoyé voir différents professionnels, mais rien de bien concluant. Elle-même ne voulait pas s'avouer que j'étais malade. Elle disait que j'avais sûrement un problème d'hyperthyroïdie, ou quelque chose du genre, pour être aussi maigre. J'aimais bien que mes parents m'emmènent à mes rendez-vous médicaux. S'inquiètent de moi. Je me sentais revenir en enfance. Je voulais qu'ils viennent me dire bonne nuit dans mon lit le soir. Je régressais complètement. J'étais obsédée par ce que mangeait les autres. Je faisais tout pour qu'ils mangent plus que moi.

Je m'étais construite une nouvelle identité : la maigre. Alors je faisais tout pour la conserver. Ma maigreur me donnait une consistance, une caractéristique. Je voulais être la seule comme cela. Je voulais être unique. J'avais peur de perdre cette identité, j'avais peur qu'on me la vole, j'avais peur de rencontrer quelqu'un de plus maigre que moi. Pourtant je ne me sentais pas assez maigre pour me sentir légitime à être malade.

Pour autant, la situation devenait insupportable. J'étais dans un flou mental permanent. Le cerveau a besoin de nourriture pour fonctionner et le manque de nourriture rend bête, oui vraiment. Je m'en sortais plutôt très bien à l'école malgré la situation, mais mon cerveau tournait au ralenti. Des bribes de pensées émergeaient mais je n'allais jamais jusqu'au bout. La solitude était terrible. Au lycée je restais dans les couloirs, seule. Je ne sortais jamais, à part pour aller à mes cours d'équitation, dont je ressortais épuisée. Je n'avais pas de vie sociale. Les gens ne m'intéressait plus. L'amour ne m'attirait pas. Les corps me dégoûtaient. Et puis je ne m'intéressais à rien, je subissais. Le plaisir de manger me révulsait. Je m'imposais du gainage et des squats tous les matins au réveil. Une discipline de fer pour ne pas m'écrouler... Je perdais mes cheveux. Les os qui frottaient sur ma peau me donnait des escarres. Mon corps luttait. En milieu d'année de première, j'ai commencé à prendre conscience que j'étais malade. Mais j'avais trop peur de grossir pour arrêter de me restreindre. Grossir impliquait : grandir, changer, laisser entrer la vie en soi, prendre des responsabilités, me détacher de mes parents, prendre des risques.

En entrant en classe de terminale, je n'avais toujours pas pris de poids, mais je me sentais mieux mentalement. J'avais retrouvé le sourire, la capacité à rire, et surtout j'avais recommencé à me regarder. C'est essentiellement grâce à des relations sociales plus épanouissantes que je me suis de nouveau sentie vivante. J'ai renoué contact avec mon corps et mon apparence, je faisais attention à comment je m'habillais, je m'étais teint les cheveux. J'ai commencé à davantage m'ouvrir aux autres même si j'étais toujours très seule. Voilà, cette année-là, ça a été une année de renaissance comparée à la précédente. J'oscillais entre envie de grossir et peur de grossir. Je me suis rendue compte que la nourriture me permettait d'avoir de l'énergie pour vivre, et j'ai recommencé à aimer vivre. J'ai eu de nouveau envie de plaire. Envie de sortir. Parfois je retombais. Je faisais des pas en avant, des pas en arrière. Vers janvier, j'ai commencé à lâcher du leste au niveau du contrôle. Je me suis autorisée de manger des choses que je ne mangeais plus. Et j'ai pris peur, car parfois, mon corps devenait incontrôlable. La barrière de la restriction tombait momentanément, alors je mangeais énormément d'un coup. La faim extrême. Je ne savais pas ce que c'était à l'époque. Quand un corps est sous-alimenté, s'ensuit une réaction physiologique, la faim extrême. Le corps a besoin de se reconstruire, intérieurement et extérieurement. Alors forcément, ma faim était immense, bien supérieure à celle des gens autour de moi. Mais je pensais que c'était anormal, j'avais peur de tomber dans l'hyperphagie. L'année est passée, j'ai repris quelques kilos, que j'ai reperdu quand l'été est arrivé.

S'en est suivi une année de prépa horrible, où j'ai plongé dans un mélange de restriction et d'hyperphagie, alternativement. Mon corps était dans une telle carence, que ma faim était incommensurable. J'ai pris dix kilos assez rapidement, je me sentais très mal dans ma peau, le lycée me manquait (bizarrement), je ne trouvais aucun épanouissement intellectuel dans ce que j'apprenais, et ajouté à deux deuils et un accident, ça n'a pas été très glorieux. J'étais terriblement déprimée, cette année là. J'avais l'impression de sortir d'une parenthèse terrible, et de me rendre compte que : je n'avais rien vécu, que je ne connaissais rien à part les calories des aliments, que je n'avais aucun rêve ni aucune passion, et que socialement j'étais très nulle.

L'année suivante, en début d'année, j'ai replongé dans l'anorexie, pendant quelques mois, mais ça n'a pas duré très longtemps. C'était comme une réaction de protection face à la nouveauté, car je démarrais une nouvelle vie dans une nouvelle ville. C'est la dernière fois où j'ai fait de l'anorexie. Encore une fois, je me suis sortie de cette bulle glacée grâce à aux amitiés que j'ai noué, qui m'ont donné envie de vivre et qui m'ont poussé à sortir de ma zone de confort. Ensuite j'ai basculé dans l'hyperphagie et d'autres problèmes, car au final même si l'anorexie n'était plus là, mon insécurité permanente, elle, perdurait. Je me suis alors décidée ENFIN à avoir un suivi psychologique sérieux. Mais c'est une autre histoire.

L'anorexie mentale est un symptôme. C'est le plus important à retenir. Le problème n'est pas la nourriture. Il faut voir au delà, chercher en soi, dans ses failles, pour comprendre ce que ce symptôme vient nous dire. Je n'ai pas encore tout compris mais j'ai avancé. Je sors d'une période très compliqué. J'ai l'impression de renaître enfin après des années de chaos mental. Je pense que je n'ai pas vécu cela par hasard. C'est dur car souvent j'ai l'impression d'être en retard par rapport aux autres gens de mon âge, l'impression de n'avoir pas vécu grand chose et d'avoir gâché mon adolescence. J'ai énormément de regrets, mais en même temps, tout cela m'a appris énormément de choses sur moi et sur l'humain en général. Je veux continuer à apprendre et à avancer, à comprendre les mécanismes conscients et inconscients qui dictent mes comportements destructeurs, à déconstruire mes croyances limitantes.

J'ai partagé mon histoire ici en espérant que cela pourra aider des personnes à comprendre. Les personnes qui souffrent d'anorexie ont surtout besoin de nourritures affective et intellectuelle. Cela ne sert à rien de leur parler de leur poids ou de leur mettre la pression pour qu'ils mangent ceci ou cela. Si un de vos proches est dans cette maladie, entourez-le, montrer lui à quel point la vie peut être belle et riche d'expériences. Et incitez-le à se tourner vers l'aide d'un professionnel. C'est très compliqué de s'en sortir tout seul.

Si vous me laissez un petit commentaire, ça me fera infiniment plaisir.

Je vous souhaite plein de joie, de rires et d'amour